L’examen du réel, de la nature, de l’histoire et des sociétés humaines permet d’observer et de constater l’inégalité, mais non l’égalité. Comme l’affirmait Charles Maurras dans L’ordre et le désordre (1948), « L’inégalité est un fait. L’égalité n’en est pas un. »
Tous les Diogène du monde peuvent parcourir la terre une lampe à la main, à la recherche de l’égalité, celle-ci restera introuvable. L’inégalité, en revanche, est au rendez-vous de chaque observation, au détour de chaque rencontre : elle est bien réelle. L’inégalité semble même à la base de tout. C’est pourquoi, elle constitue pour Maurras (1948), un « fait vital, un fait hors duquel il n’y a point de vie possible. L’inégalité ou la mort (…) ».
Les hommes naissent soumis par nature à une autorité pure
Dès sa venue à l’être, l’homme expérimente la dépendance et la soumission à ses parents. Naître signifie être dépendant. Ainsi, contrairement à ce qu’affirmait Rousseau au début du Contrat social (1762), les hommes ne naissent pas libres et égaux. Charles Maurras, dans Mes idées politiques (1937), a conté de manière magistrale et poétique les premiers pas de l’homme ; il a parfaitement décrit combien le petit homme est confié à la tyrannie bienveillante et protectrice de ses parents: « Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de chose lui manque pour crier : « Je suis libre »...Mais le petit homme ?
Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin d’être tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que d’être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu’il a d’instinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu’il les reçoive, tout ordonné, d’autrui.
Il est né. Sa volonté n’est pas née, ni son action proprement dite. Il n’a pas dit Je ni Moi, et il en est fort loin, qu’un cercle de rapides actions prévenantes s’est dessiné autour de lui. Le petit homme presque inerte, qui périrait s’il affrontait la nature toute brute, est reçu dans l’enceinte d’une autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce qu’il en est le petit citoyen.
Son existence a commencé par cet afflux de services extérieurs gratuits. Son compte s’ouvre par des libéralités dont il a le profit sans avoir pu les mériter, ni même y aider par une prière, il n’en a rien pu demander ni désirer, ses besoins ne lui sont pas révélés encore. (…) il attire et concentre les fatigues d’un groupe dont il dépend (…).
Cette activité sociale a donc pour premier caractère de ne comporter aucun degré de réciprocité. Elle est de sens unique, elle provient d’un même terme. Quant au terme que l‘enfant figure, il est muet, infans, et dénué de liberté comme de pouvoir ; le groupe auquel il participe est parfaitement pur de toute égalité : aucun pacte possible, rien qui ressemble à un contrat. Ces accords moraux veulent que l’on soit deux. Le moral de l’un n’existe pas encore.
On n’en saurait prendre acte en termes trop formels, ni assez admirer ce spectacle d’autorité pure, ce paysage de hiérarchie absolument net. »
Ce rapport de dépendance absolue, loin d’asservir l’enfant, lui permet de grandir et de devenir un homme libre. « Il grandira par la vertu de ces inégalités nécessaires. »
Nécessaires à plus d’un titre. Tout d’abord, elles assurent sa survie: « il faut absolument, si l’on veut qu’il survive, que ce pygmée sans force soit environné de géants, dont la force soit employée pour lui (…) à la seule fin de l’empêcher de périr. »
Ensuite, son humanité même en dépend : « ce dressage nécessaire limite l’égoïsme, adoucit une dureté et une cruauté animales, freine des passions folles et fait ainsi monter du « petit sauvage » le plus aimable, le plus frais et le plus charmant des êtres qui soient : l’adolescent, fille ou garçon, quand il est élevé et civilisé. »
Tout homme expérimente au cours de son enfance le rôle salutaire d’une autorité (et de la hiérarchie) qui fait tomber sur lui une « pluie de bienfaits » selon la belle expression de Maurras (1937), laquelle le sauve de la mort et lui apprend la conduite de la vie.
Ainsi de nouveau, contrairement à ce que soutient Rousseau dans De l’inégalité parmi les hommes (1753), ce ne sont pas les hommes qui ont institué l’inégalité mais bien la nature. Bien sûr, les sociétés aristocratiques accordaient à la naissance des privilèges fondés sur la supériorité des pères. Mais si les héritiers ne s’en montraient pas dignes, ces privilèges se commuaient en vanités et les entraînaient dans la décadence. La révolution française s’est ainsi déroulée dans un climat de rejet de privilèges devenus illégitimes.
Les hommes sont inégaux par la nature, la situation, l’esprit et le corps.
Les hommes possèdent une égale dignité en raison de leur appartenance à la famille humaine. Pour le reste, tout les différencie, tout les discrimine. A l’instar de François Guizot, dans Trois générations 1789-1814-1848 (1863), chacun peut constater ceci : « Il n’est pas vrai que tous les hommes soient égaux : ils sont inégaux, au contraire, par la nature comme par la situation, par l’esprit comme par le corps (…) ».
L’inégalité attire les hommes les uns vers les autres
Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1755), Rousseau soutient que l’interdépendance est à l’origine de l’inégalité. Selon lui tant que les hommes vivait en autarcie - autonome et indépendant - et ne s’appliquaient « qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire (…) », ils étaient libres et égaux ; « (…) mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, (…) on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les missions. »
Or, c’est le contraire qui est vrai. L’inégalité crée l'interdépendance et attire les hommes. François Guizot (1863) concevait l’inégalité comme facteur d’attraction, d’interdépendance et de solidarité entre les hommes. Ainsi « leur inégalité [des hommes] est l’une des plus puissantes causes qui les attirent les uns vers les autres, les rendent nécessaires les uns aux autres et forment entre eux la société. »
De même Maurras (1937): « Aurait-il recherché si avidement le concours de ses semblables s’ils n’avaient été dissemblables, s’ils avaient tous été ses pairs, et si chacun lui eût ressemblé comme un nombre à un autre nombre ? Ce qu’il désirait en autrui était ce qu’il ne trouvait pas exactement de même en lui. »
La reconnaissance de l’autre en tant qu’autre passe par la hiérarchie
Pour reconnaître l’autre, il faut le reconnaître comme autre, le reconnaître comme différent. Et toute différence entre les êtres se convertit en supériorité ou en infériorité et par conséquent en inégalité et hiérarchie. Ainsi Louis Dumont, dans Essais sur l’individualisme (1983), soutient que la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre ne peut être que hiérarchique. « (…) si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, ils réclament l’impossible. (…) il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon l’Autre : la hiérarchie et le conflit. »
La fondation d’un ordre implique l’inégalité et la hiérarchie.
L’ordre naît de la différence des êtres; une différence qui s’établit systématiquement en hiérarchie. Selon Saint Thomas d’Aquin : « On voit que l’ordre consiste principalement en inégalité (ou différence : disparitae). ». C’est ainsi que Dumont (1983) peut affirmer que « c’est seulement par une perversion ou un appauvrissement de la notion d’ordre que nous pouvons croire à l’inverse que l’égalité peut par elle-même constituer un ordre. »
La hiérarchie induit des devoirs, l’égalité des droits.
La position de supérieur inspire naturellement un sentiment d’obligation vis-à-vis de ceux qui sont en position d’inférieur. « Noblesse oblige » disait-on sous l’Ancien Régime. En revanche, le sentiment d'égalité inspire la prétention d'obtenir des droits.
Plus l’égalité progresse, plus l’anomie, l’anarchie et la violence aussi.
Un monde homogène est un monde désordonné. Que serait une société où tout le monde est roi? Une société de fantômes de rois sans sujets. A-t-on jamais vu une armée mexicaine où tous les soldats sont généraux remporter une victoire?
L’état égalitaire pure est un état anarchique et violent. C'est bien l'intuition de Thomas Hobbes. Dans le De Cive (1642), il affirme que les hommes sont naturellement égaux entre eux ; d’où leur naît, cette mutuelle volonté de se nuire les uns les autres. L’état de nature est un état de liberté absolue, d’anarchie, un état de guerre et d’hostilité. Pour Hobbes, tous les hommes sont égaux car ils disposent tous du pouvoir de tuer les autres ; ils ont une égalité de forces, aucun n’est assez fort pour être à l’abri du plus faible d’entre eux. Aucun ne peut espérer ni assurer sa conservation ni vivre longtemps. Charles Maurras dans L’ordre et le désordre (1948), pense également qu’une société d’égaux serait vouée à l’anarchie : « Dans une société d’égaux réels, on commencerait pas s’entretuer. » Et l’anarchie est encore pire que la tyrannie ou le despotisme. Mais Maurras ne croit pas qu’une telle société puisse exister.
Alexis de Tocqueville, dans La Démocratie en Amérique (1835) explique que lorsque les différences entre les classes sont importantes et soutenues par une longue tradition, les gens finissent par les accepter. En revanche, lorsque la société est mobile et que les groupes sont assez proches les uns des autres, les gens deviennent plus conscients et plus aigris des différences persistantes. Ainsi, réduire les inégalités présente aussi le risque de les exacerber. Car la passion pour l’égalité ne diminue pas nécessairement avec la réalisation d’une égalité matérielle plus grande. L’égalité excite au contraire la convoitise, l’envie, la jalousie, l’orgueil, et les ressentiments.
La révolution française est survenue dans la société la moins inégalitaire et la moins despotique de l’Ancien Régime
Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856) consacre deux chapitres à montrer « Que la France était le pays ou les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux » (chapitre VIII) et « Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu’ils ne l’avaient été en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres » (chapitre IX). Ce qui frappe Tocqueville, c’est que la révolution est survenue dans la société la moins inégalitaire et la moins despotique qui fût à l’époque : « Une chose surprend au premier abord : la Révolution dont l’objet propre était d’abolir partout le reste des institutions du moyen âge, n’a pas éclaté dans les contrées ou ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles ou elles les lui faisaient sentir le moins ; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupportable là où en réalité il était le moins lourd. (…)»
« Mais ce qui m’importe ici, c’est de remarquer que, dans toute l’Europe alors, les mêmes droits féodaux, précisément les mêmes, se retrouvaient et que, dans la plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus lourds. » (in Livre II, Chapitre I).
L’égalité est irréalisable
N’ayant aucun fondement dans le réel, l’égalité est de toute façon irréalisable. Edmund Burke avait déjà bien vu cela, dans Réflexions sur la révolution de France (1791) : « Croyez m’en, Monsieur, ceux qui prétendent niveler n’instaurent jamais l’égalité. » Il y a aura en effet toujours des gouvernants des gouvernés, des maîtres et des serviteurs, de toute sorte, des riches et des pauvres. Ces inégalités subsistent même dans un régime démocratique. En réalité, les inégalités qui subsistent le plus sont celle de l’avoir : Comme le souligne Bénéton (1997, p.58), « Seul l’avoir distingue les hommes » et non l’être.
L’égalité est une passion destructrice de toutes choses qui met en danger jusqu’à l’être même.
L’égalité travaille à l’avènement d’un monde aplati, d’un monde homogène. Elle pulvérise les sociétés humaines et les réduit à un tas de sable. Elle brise toutes les différences, même les plus naturelles : homme-femme et parents-enfants.
Ce faisant, elle tend à vider chacun de son être. L’autre devient le même suivant une absence d’être. Bénéton (1997, p.35) appelle cela « l’égalité par défaut » : « Elle est une égalité radicale qui exclut toute inégalité vitale. L’homme est pure indétermination, autonomie sans boussole, liberté sans vocation, il est ce qu’il se fait.». Bénéton (1997, p.72) décrit alors l’homme dans un monde où règne cette « égalité par défaut » : « Tous les hommes sont identiquement vides ou à peu près. L’autre est le même par absence d’être. »
L’égalité envahit toutes les sphères. Elle est une onde de choc qui désagrège tout sur son passage. L’égalité des droits annihile la justice, laquelle consiste à rendre à chacun selon son dû. L’égalité des opinions annihile la vérité. Le monde se peuple de Ponce Pilate qui clame : à chacun sa vérité ! L’égalité des hommes lamine tout pouvoir ; toute autorité devient illégitime et arbitraire.
L’égalité appelle au meilleur ou au pire de soi-même
L’égalité est l'idée la plus horizontale et pourtant elle conserve en elle-même une aspiration verticale. Selon Chesterton, il y a deux manières de dire l’égalité : « Vous valez le duc de Buckingham » ou « Le duc de Buckingham ne vaut pas mieux que vous. » La première manière, Bénéton (1997) l’appelle « l’égalité substantielle » tandis qu'il appelle la seconde manière, « l’égalité par défaut » : « d’un côté, « nous sommes semblables par-delà nos différences », de l’autre, « nous sommes semblables parce que nos différences ne signifient rien (…). » Ainsi, il y a au coeur même de l’égalité deux élans contradictoires. D’un côté, l’élan des enfants de Dieu qui veut élever au meilleur de soi-même. De l’autre, un élan chtonien qui abaisse toute chose au pire de soi-même.
L’égalité et l’inégalité ne peuvent être érigées en fins, elles ne sont que des moyens.
L’égalité et l’inégalité ne peuvent être érigées en fins politiques. Charles Maurras, dans L’ordre et le désordre (1948) pensait que: « L’objectif idéal des sociétés ne doit être placé ni dans l’égalité, ni dans l’inégalité de qui que ce soit, l’objectif idéal des sociétés, c’est leur prospérité générale et non l’usage de tel ou tel moyen en vue de ce but. L’égalisation, l’inégalisation aussi bien que l’assujettissement et l’émancipation sont de simples moyens et nullement des buts ; ils varient donc avec le temps, les lieux, les circonstances. Tantôt, il faut que la fortune et les conditions soient un peu nivelées, leur différence extrême unissant au bien public, tantôt ce même bien exige que des fossés soient creusées, des distances marqués et des différences sociales senties. »